Au Mont-Blanc, le constat inquiétant de la mer de Glace
Les Alpes ont enregistré une hausse de température de 2 °C au cours d’un siècle, et les glaciers fondent rapidement. Cédric Gras, l’auteur de “Alpinistes de Staline”, a récemment exploré de près ces phénomènes dans un massif qu’il connaît bien.
Le printemps 2023 a connu de belles chutes de neige dans les Alpes, elle est tombée drue et tardive cette année, en mars voire en avril. Même en mai, nous avons abandonné l’ascension du sommet du mont Blanc avec deux camarades en raison de l’épaisseur de neige et d’un ciel menaçant. Nous avons chaussé les skis à 4000 mètres, au piton des Italiens, et dévalé le glacier de Bionnassay, encore bien comblé de crevasses. Les conditions étaient favorables pour terminer la saison.
En juin, à mon retour à Chamonix, le paysage est trompeur. La neige persiste au-dessus de 2000 mètres. Il est essentiel de se rappeler que les caprices du climat ne se mesurent pas seulement à travers la météo. Lors du Chamonix Film Festival, où alpinistes, réalisateurs des hauteurs et acteurs du monde montagnard se rassemblent, j’en discute avec quelques connaissances.
Dans les Alpes, la hausse des températures atteint 2°C en un siècle, et les glaciers continuent de fondre. Cédric Gras, auteur de “Alpinistes de Staline”, a exploré ces phénomènes de près dans un massif qu’il connaît bien.
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Un Adieu aux Glaciers par le Tourisme de Masse
Sur l’escalier qui serpente en descente vers l’entrée de la grotte, Luc Moreau a soigneusement fixé de petits panneaux sur les dalles de roche. Ces panneaux indiquent les niveaux jadis atteints par la Mer de Glace, accompagnés de l’année correspondante. Les générations d’aujourd’hui sont surprises de voir leur date de naissance perchée bien haut au-dessus de la surface du glacier. Un moyen de mesurer l’étonnante fonte qui a eu lieu pendant leur brève existence. Les trentenaires réalisent ainsi qu’au cours de leur vie, la Mer de Glace a perdu plus de 100 mètres d’épaisseur en cet endroit. Actuellement, il ne reste guère plus que 20 à 30 mètres, et la montée des marches depuis la grotte se fait à chaque fois plus laborieuse et éreintante.
Cette ascension exigeante rebute certains individus, ce qui a eu pour effet de vider les rues du Montenvers. Ainsi, la municipalité de Chamonix a voté en faveur d’une extension du téléphérique jusqu’au front glaciaire. Cette modification a été conçue pour anticiper la réduction inévitable de la langue glaciaire. Cette fois-ci, le téléphérique partira en diagonale, vers l’amont. L’inauguration est programmée pour décembre 2023. La Compagnie de la Mer de Glace espère de cette manière garantir l’accès à la grotte pour les deux à trois décennies à venir, bien que cela puisse être réduit de moitié si la fonte s’accélère. Quoi qu’il en soit, la mairie assure que ceci marquera la dernière phase d’aménagement, il n’y aura pas d’autres initiatives en direction du glacier mourant. En revanche, un “Glaciorium”, également désigné comme un centre d’interprétation du climat et des glaciers, sera inauguré au Montenvers. Cette opportunité permettra d’exposer aux générations futures l’effet de serre dans ce monde immaculé qu’ils n’auront pas eu la chance de connaître.
Le Glaciorium décortiquera les variations climatiques et les périodes glaciaires jusqu’à l’ère de l’anthropocène. Il offrira par exemple des enseignements sur l’époque romaine, période durant laquelle le paysage alpin était en substance semblable à celui d’aujourd’hui. Le niveau des glaciers était comparable, mais selon Luc Moreau, “le réchauffement était lié à des processus naturels, probablement dus à des fluctuations solaires”. De plus, tout cela se déroulait sur des échelles de temps considérables. Les accélérations observées ces dernières décennies sont sans précédent dans l’histoire climatique.
Cependant, il est troublant d’imaginer que nos ancêtres gaulois contemplaient un paysage qui était plus proche de notre réalité que celui de nos arrière-grands-parents. Ces derniers ont en effet vécu la fin du Petit Âge Glaciaire, une période de refroidissement s’étendant du XIIIe au XIXe siècle, où des prêtres exorcistes bénissaient les glaciers en espérant arrêter leur avancée vers les villages et les pâturages. Leurs prières furent exaucées. Avec l’avènement de la révolution industrielle, le recul glaciaire commence de manière irréversible. “Mis à part une légère reprise dans les années 1970-1980”, précise Luc Moreau.
En France, en Italie, en Suisse, en Autriche, tous les glaciers subissent une réduction. Désormais, les habitants sont aux côtés de leurs glaciers, et les glaciologues surveillent attentivement les poches d’eau qui s’accumulent lors des canicules, menaçant de se déverser sur les chalets en aval, notamment après de fortes averses. Le réchauffement fragilise ces masses, qui glissent en fonction de leur propre poids sur les socles rocheux et perdent leurs formations de glace. De temps en temps, des opérations préventives de vidange sont organisées pour éviter le déferlement d’eau et de glace.
Le pic de fonte, projeté pour 2040, est l’un des domaines d’expertise de Luc Moreau. Il m’emmène tôt le matin, à bord de la télécabine des Grands Montets, vers un site de captage des eaux. Nous traversons les névés printaniers en direction de la cascade de séracs du glacier d’Argentière. Il ne reste qu’une mince crête et il est probable qu’elle disparaisse bientôt de notre vue.
En juin, lors de mon passage à Chamonix, le paysage reste trompeur, avec une grande quantité de neige au-dessus de 2000 mètres. Il est important de souligner que les caprices climatiques ne sont pas simplement reflétés par la météo. Lors du Chamonix Film Festival, un événement rassemblant alpinistes, réalisateurs de haute altitude et acteurs du monde montagnard, j’ai eu l’occasion de discuter de cette situation avec des connaissances. Parmi eux, Hervé Villard, vice-président en charge de la transition écologique à la communauté de communes de Chamonix, a tempéré l’enthousiasme suscité par ces neiges printanières qui brillent au soleil couchant. Il a rappelé que la saison précédente avait connu des défis, avec un manque de neige dans les stations pendant la période de Noël, malgré les chutes de neige en fin de saison.
La question de la survie du ski se pose-t-elle à tout prix ?
Chamonix offre un domaine skiable en haute altitude, ce qui constitue un avantage en ces temps incertains. En 2023, de nombreuses stations de ski ont dû recourir à des canons à neige pour maintenir les pistes enneigées et répondre à une fréquentation qui revenait à ses niveaux les plus élevés. Cette situation soulève des questions quant au modèle centré sur le ski dans la région de Haute-Savoie et ailleurs. Ce n’est pas comme si ces changements étaient inattendus. Hervé Villard note que les hivers sont moins froids et que les étés sont plus chauds, voire caniculaires. Au cours du XXe siècle, les températures dans les Alpes ont augmenté de 2°C, principalement au cours des dernières décennies. À une altitude moyenne, le massif a perdu un mois d’enneigement en quarante ans.
La fonte des glaciers : une réalité indéniable
Le réchauffement climatique agit plus rapidement en montagne que dans d’autres régions. Les chutes de neige en hiver ne parviennent plus à compenser la fonte estivale. Il suffit de regarder d’anciennes photos de la vallée pour en être convaincu. Les clichés en sépia montrent les glaciers débordant de leurs limites d’autrefois. Je me rappelle d’avoir pris des diapositives du glacier des Bossons pendant mes études de géographie, bien que je n’aie pas poursuivi cette voie académique. L’alpinisme a toujours suscité en moi un intérêt pour l’environnement montagneux plutôt que pour les exploits sportifs. C’était une manière de découvrir un monde qui autrement m’aurait été inaccessible.
Luc Moreau, un glaciologue spécialisé dans la mécanique des glaciers, est assis en terrasse face au Mont-Blanc. Il confirme la réalité du problème : « À une altitude de 1600 mètres, la mer de Glace a déjà perdu 3,5 mètres d’épaisseur depuis avril. Les glaciologues du XXIe siècle ne sont porteurs que de mauvaises nouvelles. » Il ajoute : « Cette année démarre moins bien qu’en 2022, où la fonte annuelle a été de 16 mètres. » En effet, en 2022, « le glacier a rétréci sur ses 13 kilomètres de long, jusqu’à l’aiguille du Midi. » Luc Moreau exprime sa tristesse face à cette débâcle généralisée, mais il préfère regarder vers l’avenir. À 61 ans, fort de sa carrière dans l’étude de l’évolution glaciaire du massif du Mont-Blanc, il se rappelle avoir exposé l’état alarmant des glaciers à Emmanuel Macron lors de sa visite en 2020. C’était juste après le petit-déjeuner présidentiel à l’hôtel du Montenvers, le célèbre point de vue sur la mer de Glace. En 1909, lorsque le petit train y a été inauguré, les glaciers atteignaient cet endroit et descendaient jusqu’à la vallée de Chamonix.
Plus d’un siècle s’est écoulé depuis la construction du train à crémaillère du Montenvers, et la situation est alarmante pour les 800 000 visiteurs annuels, attirés par la renommée de la « mer de Glace ». Les langues glaciaires aux reflets bleutés ont perdu 3 kilomètres depuis le XIXe siècle, et leur extrémité est maintenant recouverte d’un drap de pierres. Avec la fonte de la glace, la vitesse d’écoulement du glacier ralentit, et il n’arrive plus à évacuer les débris qu’il charrie. Cette transformation est déconcertante, mais on peut se consoler en pensant que cette couche minérale protège ce qui reste de glace en dessous.
Une remontée du glacier sous haute surveillance
Un glacier en déclin ne perd pas seulement de la longueur et s’amincit, il régresse également. La glace qui se trouvait presque au niveau du Montenvers s’est retirée progressivement de plusieurs dizaines de mètres en contrebas. Pour permettre aux visiteurs de continuer à accéder au glacier, un téléphérique a été construit en 1961 pour descendre jusqu’à celui-ci. Des escaliers ont ensuite été ajoutés pour accéder à la grotte de glace creusée chaque année. Les visiteurs déambulent entre les parois translucides au cœur de l’été. Cependant, désormais, des bâches blanches recouvrent les galeries pour réfléchir le rayonnement solaire et résister jusqu’à la fin d’août. Luc Moreau explique que c’est ce qu’ils appellent le « tourisme de la dernière chance », une sorte d’adieu aux glaciers à travers un tourisme de masse.
Dans les escaliers menant à l’entrée de la grotte, Luc Moreau a placé de petits panneaux indiquant les niveaux antérieurs atteints par la mer de Glace, avec les années correspondantes. Les générations actuelles sont surprises de voir que leur année de naissance est bien au-dessus de la surface du glacier. Cela montre la fonte stupéfiante qui s’est produite au cours de leur vie. Les personnes dans la trentaine constatent que depuis leur naissance, la mer de Glace a perdu plus de 100 mètres d’épaisseur à cet endroit. Il ne reste actuellement que 20 à 30 mètres, et remonter les escaliers depuis la grotte devient de plus en plus long et épuisant.
Des adaptations pour préserver le glacier
La montée devient trop difficile pour certaines personnes, et la fréquentation du Montenvers diminue. C’est pourquoi la mairie de Chamonix a décidé de prolonger le téléphérique vers le front glaciaire. Pour anticiper le recul de la langue glaciaire, cette nouvelle extension partira en diagonale, vers l’amont. L’inauguration est prévue pour décembre 2023. La Compagnie de la Mer de Glace espère ainsi maintenir l’accès à la grotte pendant deux à trois décennies, bien que ce délai puisse être réduit de moitié en cas d’accélération de la fonte. Quoi qu’il en soit, la mairie affirme que c’est la dernière extension, aucune autre adaptation ne sera faite pour atteindre le glacier mourant. En revanche, un « Glaciorium », également appelé centre d’interprétation du climat et des glaciers, sera inauguré au Montenvers. Cela offrira l’occasion d’expliquer aux enfants l’effet de serre et de leur montrer le monde immaculé qu’ils ne connaîtront pas.
Un regard sur le passé et l’avenir des glaciers
Le Glaciorium expliquera les fluctuations et les glaciations jusqu’à l’anthropocène. Il montrera, par exemple, que pendant l’époque romaine, le paysage alpin était assez similaire à celui d’aujourd’hui. Les glaciers étaient à peu près au même niveau, mais le réchauffement était dû à des processus naturels, probablement liés à des fluctuations solaires. De plus, tout cela se déroulait sur une échelle de temps beaucoup plus longue. La hausse rapide de ces dernières décennies est sans précédent dans l’histoire climatique.
Il est troublant d’imaginer que nos ancêtres, les Gaulois, contemplaient un paysage plus proche de notre réalité que nos propres arrière-grands-parents. Ces derniers ont vécu la fin du petit âge glaciaire, une période de refroidissement entre les XIIIe et XIXe siècles, où des prêtres-exorcistes bénissaient les glaciers dans l’espoir de les arrêter. Avec la révolution industrielle, la fonte des glaciers a commencé, inéluctablement. Hervé Villard souligne : « Nous pourrions penser que nous serons les derniers touchés, nous pourrions être tentés de ne rien faire… Nous sommes en amont du bassin versant, l’eau qui ruisselle ici finit dans le Rhône. Un jour, on nous demandera de faire des économies en amont. » Malgré ces défis, il exprime sa volonté d’agir.
Le changement du paysage montagnard
Le paysage montagnard change sous nos yeux. La solastalgie, le sentiment de détresse face à cette transformation environnementale, se fait ressentir. C’est comme une nostalgie pour la nature telle que nous l’avons connue dans notre enfance. Je ressens moi-même ce malaise devant la perte de biodiversité et la déforestation, tout comme devant la disparition de ces langues glaciaires qui ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes. Parfois, je songe à me contenter de mes souvenirs, à ne plus venir ici ou à le faire seulement en hiver, lorsque la neige fraîche redonne sa magie aux sommets.
Y aura-t-il un réconfort dans le « verdissement des Alpes », ce phénomène qui accompagne la fin des glaces ? J’ai rendez-vous avec Bradley Carlson, un écologue américain diplômé de l’université de Grenoble et également guide de haute montagne. Il travaille au Centre de Recherches sur les Ecosystèmes d’Altitude (Crea), une organisation dédiée à l’adaptation de la biodiversité alpine. Il explique que, comparé aux photos aériennes de 1950, la forêt a remonté d’environ 30 mètres par décennie en moyenne. Cette avancée est due en partie à la fin du pastoralisme, qui a permis la reforestation des pâturages. Les plantes colonisent les zones minérales exposées par la fonte des glaces, et les animaux suivent cette évolution en migrant vers des altitudes plus élevées pour maintenir des conditions optimales. Les espèces se déplacent en moyenne de plusieurs dizaines de mètres par décennie. Cela ouvre de nouveaux territoires pour certaines espèces, tandis que d’autres sont confrontées à une concurrence accrue. Les montagnes évoluent inévitablement vers un cul-de-sac. Les versants diminuent avec l’altitude, et les parois verticales sont fragilisées par la hausse des températures.
Les conséquences du dégel du permafrost
Le permafrost, le sol gelé en profondeur qui stabilise la montagne, est également affaibli par le réchauffement climatique, entraînant des chutes plus fréquentes de roches. Des effondrements se produisent même en haute altitude, et l’alpinisme doit s’adapter à ces changements. De nombreuses voies considérées comme classiques sont devenues impraticables. De célèbres itinéraires comme les « 100 plus belles courses » de Gaston Rebuffat, qui présentaient une sélection d’ascensions, ne sont plus qu’une poignée envisageable aujourd’hui. Les autres sont devenues plus difficiles voire dangereuses.
Aujourd’hui, pour les ascensions glaciaires, il faut privilégier le mois de juin plutôt que juillet. Certains préfèrent même l’hiver pour s’assurer que les conditions sont optimales. Les guides de montagne doivent trouver des itinéraires alternatifs pour leurs clients pendant les vacances d’été. Les refuges, autrefois situés près des glaciers et accessibles par des échelles, doivent être approvisionnés en eau minérale par hélicoptère car les neiges éternelles dont ils tiraient leur eau disparaissent en été. Cette situation aberrante suscite des conversations animées sur la voie normale du Mont-Blanc.
Il est évident que les conséquences du réchauffement climatique seront plus préoccupantes que les quelques degrés de hausse des températures. Ceux qui ne sont pas sensibles à la beauté des glaciers et n’apprécient pas les sports d’hiver doivent au moins reconnaître cette réalité. Sans glaciers, nos étés seront bien plus secs.